Le trépied de la transition écologique

On ne peut prétendre à une vraie transition écologique,

si on ne sait pas énoncer d’abord son trépied  !

Force est de constater trois sujets d’alerte majeurs en écologie totalement interdépendants, que nous ne pouvons vraiment plus nous permettre de négliger et qui devraient être pris en compte à parts égales.

Il s’agit de s’assurer de répondre au devenir de trois grands enjeux cruciaux :

1 – la dérégulation climatique

2 _ l’effondrement de la « biodiversité »

3 _ le déracinement humain dans des lieux déracinés

Quand ces trois sujets sont retournés en solutions antidotes, ils constituent le trépied de stabilité de notre « transition écologique ».

Chacun de ces trois sujets constitue une branche interdépendante des deux autres soutenant un équilibre commun. S’ensuit que nous avons à être attentifs à l’état de chacune de ces branches, à l’image d’un trépied de photographe dont on veut s’assurer qu’aucun de ses trois appuis ne soit défaillant.



Tant que nous ne savons pas penser une nature d’habitat intégrant en elle l’urbanisme, on programme dès lors les besoins de compensation chez les citadins pour aller se guérir ailleurs du mal-être de déracinement.
Donc davantage d’empreinte carbone dans les transports, plus de voiries, une dégradation des espaces naturels relictuels par surfréquentation en province, une urbanisation de villégiature à leurs périphéries qui s’accentue, etc. C’est un phénomène qui existe depuis longtemps, mais qui est toujours alimenté, même aujourd’hui plus encore qu’hier à revers de toute préconisation écologique !

Dans mes communications (articles de recherche, conférences…), je démontre que si nous perdurons à négliger la prise en compte d’au moins une de ces trois branches, il est absolument certain que ce trépied va s’effondrer et que tout ce qui aura été entrepris dans les deux autres branches aura été vain. D’où l’importance à faire entendre la problématique « du déracinement humain dans des lieux déracinés » qui passe encore trop sous silence sous le climat et la biodiversité. Notamment sur le plan international, elle n’a ni l’équivalent d’une COP climat, ni son congrès de l’UICN (concernant la biodiversité) , pour en termes d’évènementiels de concertations, donner une lisibilité sur ses enjeux…

S’ensuit que nous sommes très mal partis pour réussir, puisque les professionnels du territoire, du plus rural au plus urbain, du plus naturel au plus artificiel, du plus réel au plus virtuel, restent sur le plan psychologique extrêmement acculturés concernant les impacts du déracinement humain dans des lieux déracinés.  Il y a à cet endroit une très grande urgence de maturation transdisciplinaire « pour ne pas nous tromper de futur ».

Le sujet « du déracinement humain dans des lieux déracinés » est notamment une ligne d’investigation cruciale à prendre en compte pour l’avenir du Grand-Paris et de l’Ile-de-France.  

Cela donnerait notamment un signal d’exemplarité et d’impulsion de recentrement au niveau national, et même « un accusé de réception des élites »… Le covid et ses confinements, par l’exode en France d’environ 1 250 000 personnes qui s’en est suivi, allant des grandes agglomérations vers les campagnes, ont confirmé le malaise des gens se retrouvant immobilisés dans des « lieux déracinés ». Il fait aussi suite à des citoyens et des riverains qui, découragés, n’ont pas été entendus et respectés dans des enquêtes publiques sous régence d’intérêts du BTP. Toutefois, toute réaction individualiste à un problème altérant le bien commun n’a rien à voir avec la solution collective qui eut été la plus salutaire. Nous sommes là, déjà, rentrés dans un processus d’échecs collectifs.

Par « lieux déracinés », entendre :

Des paysages dont la nature est totalement décomposée dans sa valeur première d’écosystème ; des lieux décapés dans leur valeur de terroir ; des lieux où nous avons un effondrement de la maturité dans l’âge des arbres et de la végétation ; des lieux où nous avons une « nature d’habillage » à valeur décorative, mais pas une « nature d’habitat » plus pérenne et en adéquation à son contexte ; des lieux dégradés dans leur valeur mémorielle, des lieux qui ne nous relient plus au Vivant immémorial ; des lieux brouillés dans la lisibilité géologique ; des lieux hyper-fonctionnalisés pour l’humain, bitumés, bétonnés, sujets soit à la densification urbaine, soit à l’intensification agricole et sylvicole…

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Plus les citadins veulent retourner vers la nature, plus ils la font reculer, autant qu’ils sont précédés par des études de marché qui devancent par pur opportunisme leurs besoins sans aucune conscience globale des interrelations société/nature  ! Notamment on ne devrait pas seulement réviser comment nous pensons les forêts péri-urbaines, mais aussi comment nous pensons l’urbanisme péri-forêt… Là le manque de maturité des professionnels dans la prise en compte est à tomber des nues.

Le monde virtuel des smartphones et des ordinateurs en compensation d’un environnement visuel dégradé constitue aussi l’un des dangers du déracinement humain dans des lieux déracinés. Notamment, j’ai déjà démontré le dérapage de mentalités dans lequel nous sombrons, en n’étant plus reliés à la nature, mais seulement aux idées que nous nous en faisons (voir mon dernier livre). La nature est généralement comme la santé ou la paix : plus nous en parlons, plus c’est l’indice que nous les vivons mal.

Face « au déracinement humain dans des lieux déracinés » s’observe aujourd’hui, une énorme acculturation perceptuelle avec des douves entre les professionnels (tout corps de métiers confondus) et la société civile. Perdure un énorme manque de maturité interdisciplinaire entre les métiers et les corporations dans ce registre de compétence. Notamment, il est flagrant que les urbanistes et les architectes qui font de « l’écologie » dans le virtuel de la 3D, selon une ingénierie désensorialisée, sont spectaculairement incompétents pour répondre aux malaises existentiels de la société civile. Nous ne pouvons plus penser de manière dissociée comment s’appréhende l’urbanisme et comment s’appréhende les écosystèmes forestiers et les espaces verts, et là nous ne sommes qu’à la préhistoire de notre reconversion.



Les lieux déracinés abondent aussi dans le monde rural, en particulier quand les paysages sont très sériels, et dédiés à une exploitation intensive et uniforme des ressources ; ce en regard de quoi une forêt en libre évolution depuis des siècles constitue un symbole complètement en antithèse.

De surcroit, il serait très difficile de faire confiance aux promoteurs concernant « la crise des lieux déracinés », quand par voie de retours, de par ce qu’en disent les syndics, nous avons beaucoup de vices de fabrication dans les constructions récentes, de dommages collatéraux avec les édifices avoisinant les chantiers, et d’irrespects stupéfiants avec le code civil. Dans un contexte, où nombre de villes du Grand Paris sont davantage devenues des parcs immobiliers, plus que des lieux de vie, il va de soi qu’une déontologie a été très sérieusement endommagée. Dans ce contexte très délétère des mœurs professionnelles, on se demande comment la crise affectant « le déracinement humain dans des lieux déracinés » pourrait être prise en compte pour repenser notre futur, tellement le sujet devrait rappeler chacun à une bienveillance éthique bien supérieure ? Tout ce manquement de professionnalisme dans certains corps de métier se répercute sur d’autres métiers, comme les forestiers et les gestionnaires d’espaces naturels qui pour le coup doivent gérer les besoins de compensation d’une société mise à mal dans ses conditions d’existence. Rien n’est isolé de rien dans les problèmes, et il arrive vraiment un moment où il faut réapprendre à vivre ensemble pour reconstituer une société saine et cohérente.

Nous savons qu’il est facile d’être induit en erreur (involontairement ou volontairement) avec les chiffres d’études scientifiques n’intégrant pas au départ tous les paramètres, et que les chiffres sont parfois plus manipulatoires dans les argumentations que les idées. Nous ne demandons pas aux professionnels plus d’objectivité, mais plus d’humilité non simulée, et un retour au sens du service dépassant l’intérêt, sans aucun maquillage de communication. La société civile est plus que lassée des professionnels qui esquivent leurs incompétences et les carences de leurs formations, devant les bonnes questions de la société civile. Très souvent, les citoyens (en particulier les riverains de forêt) heurtés dans leurs impressions face à certaines pratiques de gestion forestière font du copié/collé d’argumentaires scientifico-naturalistes pour faire front à une déconvenue. Ceci pour plusieurs raisons :

_ parce qu’ils peinent à exprimer sur le plan sensible ce qui les choque, et qu’ils ont rarement la maturation du vécu expérientiel, les discernements, le vocabulaire, l’éducation littéraire…pour formuler ce qui les heurtent ou mieux, énoncer la contreproposition.

_ Parce que les citoyens n’ont pas envie de passer pour des OVNI transparents quand ils exposent des arguments leur appartenant en propre devant les professionnels qui par instinct de quant-à-soi masquent d’abord les carences de leurs formations (parfois sous une arrogance proportionnelle à leurs manquements).

_ parce que les professionnels n’ont pas plus que la société civile le sens du discernement et la maturité psychologique pour prendre acte du problème « des lieux déracinés induisant le déracinement humain » alors que la société civile a entière légitimité à les mettre en avant selon sa position, en laissant aux experts naturalistes les autres sujets convergents.

_ parce qu’il y a, non pas un clivage d’orthodoxie, mais une incompétence méthodologique des professionnels pour assimiler les demandes de la société civile…

_ parce que manque un corpus de connaissances universitaires et institutionnelles en référentiel pour évaluer les impacts « du déracinement humain dans des lieux déracinés », ou bien « les effets du conditionnement psychologique » dans la transformation des milieux… Il y a là, un pan énorme de connaissances qui reste spectaculairement éludé, insuffisamment exploré, ou parfois très mal interprété et récupéré…

Notons que nombre de gestionnaires du territoire sollicitent des sociologues pour sonder la conscience de la société civile, mais que si les citoyens ne trouvent pas les mots devant les malaises qu’ils ressentent, dès lors les études statistiques d’opinions sont vouées à l’échec puisque le mal-être de fond n’est pas identifié. Surtout, sonder l’ignorance n’aboutit pas à l’éveil… Il y a dans la compréhension du « déracinement humain dans des lieux déracinés » un mal-être existentiel que seul un vécu expérientiel de contrepoint peut percevoir et diagnostiquer avec clarté. Là, aucun diplôme ou patente professionnelle ne peut compenser par une érudition servant de caution un manque réel de vécu ! Cela explique notamment la défiance sur ce sujet de nombre de scientifiques-naturalistes de terrain quant à espérer une contribution efficace des sociologues ! Il est clair que des connaissances appropriées dans la psychologie des rapports humains/nature fait très lourdement défaut aux sociologues trop nouvellement venus au sujet. Il y a des carences dans leur cursus de formation qui sont plus qu’évidentes….

La nature en ville est seulement assimilée à du prêt-à-porter à l’image de la mode, et fonctionne comme elle. Il s’agit d’une « nature d’habillage », non point d’une « nature d’habitat ». Ainsi sont pensés à l’emporte-pièce des écoquartiers ! Or, outre que « la nature d’habillage » est directement sortie de la biodiversité dèsécosytémisée du catalogue de pépiniériste, elle n’a aucune valeur réelle pour le réenracinement des êtres humains. Juste un effet placebo…

Je n’oublie pas dans « le déracinement humain dans des lieux déracinés » l’effet de l’accroissement démographique qui l’amplifie plus encore. Mais dans l’ordre méthodologique d’appréhension des problèmes, et pour éviter les confusions, je me garderais pour ma part de l’appréhender prématurément, surtout qu’il demande une finesse éthique exigeant une maturité collective encore plus élevée, dont une forme appropriée « d’amour » (mot souvent dévoyé et professionnellement tabou)…

Nous pouvons en France continuer pendant longtemps, à faire perdurer nos infirmités professionnelles pour répondre aux problèmes, sauf à attendre du monde anglo-saxon ou du Japon un visionnaire de service qui aura répondu au défi en étant parvenu dans son pays à publier un ouvrage devenu un best-seller. Mais que nous devions attendre de cette façon « le messie professionnel » ne fait que prouver les dysfonctionnements médiatiques en France et une indigence généralisée dans les corporations d’intérêts, quant à leurs capacités en propre à faire monter à la surface les sujets de fond.

Il est crucial que les dérives du « déracinement humain dans des lieux déracinés soient jugulées par une prise de conscience politique globale sans aller s’égarer dans les ressacs de la rhétorique de tel parti envers tel autre au grand dam d’une bienveillance sur notre bien commun : la Terre. Une société civile consciente n’en veut pas…

Il est capital que des lieux redeviennent plus enracinants, en proportion vraiment conséquente et en bonne répartition géographique pour reconstituer les équilibres en regard des lieux déracinés, autant pour le devenir humain que celui de la nature

Ne presse pas moins que le Ministère de la Transition Ecologique et les Conseils Régionaux consultent enfin ceux qui savent diagnostiquer « le déracinement humain dans les lieux déracinés ». Ces derniers ne sont pas là pour compliquer les délibérations, mais pour être plus intégratifs, plus justes, et inciter à une approche plus économe sur le temps long, voire singulièrement innovante dans les décisions adéquates pour notre futur…

Bernard Boisson

Pour en savoir plus, lire notamment l’article de recherche « Dans les grands thèmes écologiques, trois risques majeurs… » – N°148 de la revue 3e Millénaire