Solastalgie et forêts

La gestion des arbres et des forêts :

Et si on revoyait le sujet à la lumière solastalgie ?

Parmi les raisons d’avoir été fondée, l’association Forêt Citoyenne entend donner à la société civile des moyens distincts des argumentaires scientifico-naturalistes et écologistes pour réhabiliter et initier dans la fonction sociale des forêts des rapports humains/nature restaurant notre sensibilité en synergie avec la préservation des écosystèmes forestiers et la maturité des arbres. Car notre association n’est pas naïve. Elle sait qu’on ne peut juguler la dégradation de la nature avec des sensibilités humaines dégradées. Aussi importe-t-il de rétablir cette connexion pour impulser la boucle vertueuse de restauration sans aucune négligence devant des sujets médiatiquement plus hypnotiques comme les changements climatiques…

Aussi et à ce titre, elle ne pouvait pas être indifférente à la traduction française toute fraiche du livre du philosophe australien Glenn Albrecht « les émotions de la terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde » aux éditions LLL (les liens qui libèrent). Glenn Albrecht est désormais internationalement connu comme l’initiateur du concept de solastalgie. Constatant le dévoiement des mots développement durable, résilience… dans les sphères industrielles et politiques et constatant que nous ne pouvons lever l’énergie d’une société sans vocabulaire qui identifie avec exactitude les émotions et les souffrances des peuples affectés par la destruction de leur milieu de vie, Glenn Albrecht est devenu un producteur de néologismes, et ça marche… Car en effet si nous sommes pourvus de vocabulaire psy pour diagnostiquer les pathologies mentales affectant les vies personnelles, les sciences humaines et sociales ont laissé un espace déficitaire en vocabulaire-pour diagnostiquer les souffrances des sociétés liées à la dégradation des milieux de vie. Or un mot consensuel pour cadrer un diagnostic est la première étape pour s’entendre vers un protocole de guérison à mettre en œuvre.

Tout a commencé en Australie dans la Nouvelle-Galles. La vallée du Hunter était initialement un sanctuaire de nature remarquable avec des restes de forêts pluviales peuplées de cèdres rouges, des landes et des marais. Toutefois, elle s’est vue dévastée sur des surfaces considérables par l’industrie minière du charbon éventrant à ciel ouvert les reliefs, élargissant son périmètre de déblais, de poussières et de nuisances sonores diurnes et nocturnes. Glenn Albrecht accompagne l’état moral des populations riveraines et finit par avancer le terme de solastalgie. A l’évidence le mot nostalgie ne pouvait pas convenir à ce mal chronique affectant ces populations car il suppose un spleen en regard d’un lieu que l’on a quitté. Or, ici personne n’a bougé. C’est le lieu qui a quitté les gens par le forcing d’une activité industrielle dévastant le paysage d’une population. Nous avons conscience que tant que la blessure sensible d’une société n’est pas identifiée par un mot cernant avec exactitude l’état de la souffrance, alors l’impunité d’une exploitation peut étendre sa violence allant jusqu’à culpabiliser toute action de se plaindre. La solastalgie n’a rien à voir avec un vague à l’âme dans le flou de sa cause. C’est un grief existentiel, cru et Terrien, un retour direct sur soi de la dévastation du milieu de vie. Il va jusqu’à déstabiliser la raison d’être, et trouble l’identité les résidents initiaux du lieu dévasté. A ce titre une population colon semble essuyer un choc psychologique dans le même crescendo de continuité qu’une population aborigène antérieure lors de la venue des européens.

Mais ce qui est cause de solastalgie chez les êtres humains ne provient pas toujours des actions directes de destruction paysagère inhérentes aux activités industrielles, mais trouve aussi ses origines dans les sécheresses, les incendies et les inondations relevant de responsabilités humaines indirectes.

Glenn Albrecht énonce le concept de solastalgie depuis 2003 et voit son terme de plus en plus repris dans le monde pour diagnostiquer des griefs équivalents dans les rapports humains/nature, cela pour de multiples affaires environnementales quel que soit leur degré de gravité. Nous ne sommes pas sans penser que nous retrouvons également sous le terme de solastalgie, l’abattement moral à vivre dans nos forêts des coupes rases massives ou des arbres urbains abusivement abattus qui plus est, initiés par des instances décisionnelles intempestives et déconnectées. Je me souviens d’un interview de Glenn Albrecht évoquant que la solastalgie que nous pouvons vivre devant ces griefs sporadiques en dévastation paysagère auront tout lieu d’être sublimés par la sidération que nous viendrons à vivre sous des évènements majeurs de changements climatiques. J’ai lu cet article à peine deux mois avant les grands incendies d’Australie éradiquant un milliard d’animaux et rayant de la carte l’équivalent en surface forestière de la Région Aquitaine sans compter les feux de brousse multipliant plus encore les surfaces calcinées.

Il va de soi que je me suis demandé ce que pouvait rapporter en témoignage un tel homme après de tels évènements. La réponse nous a été donnée dans sa conférence de presse à Paris chez son éditeur début mars 2020 :

Les australiens dormaient depuis très longtemps étant très durs à réveiller comme le koala dans la journée. Les feux ont été un coup mental énorme pour eux. Ce que nous avions pris pour acquis à disparu. On a vu des paysages qui ne s’en remettrons jamais. Cela a affecté des gens qui n’ont jamais été au fond d’eux-mêmes de véritables écolos mais qui aimaient ces endroits pour y passer des vacances. Ils regardaient même s’ils ne comprenaient pas, mais maintenant tout est brûlé. Ils chantent la chanson de Joni Mitchell du grand taxi jaune «… ne laisser pas partir ce que vous n’avez pas encore compris ».

Un auteur comme Glenn Albrecht ne peut soulever un sujet aussi grave sans développer la vision antidote. Sa volonté à ne pas jouer les sirènes catastrophiste est farouche. Il souhaite que son mot solalstalgie sorte de notre langage en 2100 sous l’effet d’une humanité se délivrant de ses forces obscures. Reprenant le terme d’anthropocène pour dénommer l’époque actuelle de l’humanité très dévastatrice en milieux naturels, il voit sur la base d’un choc en retour des nécessités, l’avènement d’une période ultérieure : le symbiocène, une époque des rapports symbiotiques humain/nature. Il se charge désormais de fouiller en profondeur cette perspective, nous invitant à hâter notre conversion.

Concernant la dévastation massive par les incendies récents, Glenn Albrecht ajoute :

On ne peut pas en revenir et rester dans le déni. Le peuple australien est passé au-delà des politiciens. Il y a une prise de conscience que les politiciens de la gauche et de la droite sont captifs des intérêts des énergies fossiles. Nos politiciens ne gouvernent pas. Ils sont gouvernés… Les gens entrevoient que l’avenir peut réserver des incendies encore pires… On commence en plus à perdre la grande barrière de corail. Nos réserves en eau s’assèchent. Les rivières ne coulent plus. Bientôt nous allons migrer en France. On a besoin d’endroits tempérés et humides et la France, ça à l’air d’être pas mal pour ça…

Aussi si nous comprenons que les français n’ont pas de koalas qui dorment en leurs branches, il faudra s’affranchir de cette métaphore pour nous réveiller quand même. En retour, les journalistes expriment ici à l’interviewé leur sentiment d’être sursitaires sur la liste pour on ne sait quel événement. Evidemment Glenn Albrecht n’en doute pas, nous voyant tous sur le même bateau.

Bernard Boisson

 

Voir aussi la parution de  l’article « Glenn Albrecht, philosophe du mal de nature et symbiologue » dans la revue 3e Millénaire – N°138 – décembre 2020