Les forêts et les arbres révélateurs de nos inclinations réelles à les aimer ou ne pas les aimer, au risque du miroir posé :
Trop souvent, la façon d’aimer ou pas un paysage forestier, tout comme un espace arboré urbain ou rural reste conditionnée à une subordination de la sensibilité des citoyens sous des professionnels au service d’intérêts d’un tout autre ordre. Il s’agit là d’un arbitrage qui révèle pas moins la valeur humaine des gens qui ont autorité sur les autres, au risque de toute violence morale dans la prévalence imposée. Car se trouvent mis en jeu les droits universels inconditionnés de tout être humain dans sa relation au Vivant outrepassant tout arbitrage décisionnel relatif aux besoins privés de marchés. Parfois nous pouvons rencontrer des professionnels tout à fait compréhensifs sur la présence régénératrice de l’arbre dans tous ses âges au sein de l’espace commun. Dans d’autres contextes, cette pondération professionnelle est rompue avec le prélèvement excessif de bois sur une forêt, ou bien d’abattages d’arbres visant à ne pas déranger les intérêts du BTP qui s’imposent sur le paysage social. Ces dérives de comportements contreviennent évidemment à la multifonctionnalité des arbres et des forêts. Dans de telles situations, une démocratie peut l’endurer avec le sentiment outragé d’une mise sous tutelle, comme si dans la sphère économique, l’amour du Vivant rappelé par les citoyens devait être systématiquement traité au même titre qu’une maladie dégénérative ! Il est fréquent que cet ascendant imposé par des élus et des professionnels soit traumatiquement perçu par la société civile. A ne pas y prendre garde, c’est là un point de départ où s’entame inexorablement la déchirure de confiance entre le monde professionnel et le monde des citoyens avec toutes les conséquences qui s’en suivront à plus ou moins long terme, autant pour les uns que pour les autres…
La respectabilité des espaces arborés et des forêts tout comme la maturité de conscience collective associée à la vie des arbres, ne sont pas homogènes, d’un pays à un autre, d’une région à une autre, d’une commune à une autre. A voir par exemple comment l’écosystème forestier est très différemment estimé dans le Parc National de Bavière en Allemagne, ou dans la Forêt de Soigne près de Bruxelles.
Ainsi relève-t-on des propos en forêt de Soigne tels que « la non-gestion de cette forêt ne serait pas possible parce que la sécurité des usagers ne serait pas assurée », souligne l’ingénieur directeur.
« Une forêt qui n’est pas gérée, je peux vous garantir que c’est une forêt peu accueillante pour les promeneurs, les cavaliers, les cyclistes qui viennent profiter de cet écrin de verdure. Les gens ne réalisent pas que nous devons gérer cette forêt également pour permettre au public bruxellois de s’y promener », confirme Willy Van De Velde . « … Dans une forêt vierge, sans aucune intervention humaine, il est très difficile de circuler », conclut le garde forestier
Pourquoi ces propos vaudraient-ils en forêt de Soigne alors que le Parc National de Bavière a su largement coupler la préservation de la naturalité forestière avec l’accueil du public ? A l’évidence, des opinions sont jetées à l’emporte pièce pour brouiller les consciences. A en croire d’autres échos, la conscience de fond de ceux qui s’expriment ici semble plus justement avisée que ce qu’ils expriment et laissent à penser. Aussi nageons nous dans la confusion.
En fait, le débat est déjà dévié. On oublie de relever que bien avant d’assimiler des gradients de naturalité forestière pouvant être adaptés aux contextes locaux ; ce qui est outrageusement mis en péril sous les pressions actuelles des marchés de la filière bois et de l’immobilier, ce sont les stades matures des arbres, Ils sont entamés avec une telle frénésie que nous assistons à une rationalisation à outrance des alibis.
Nous constatons une ignorance considérable du public concernant les arguments légitimes pour soutenir nos arbres et nos forêts, et beaucoup d’appétences de marché, tant sur le bois que sur le foncier malencontreusement occupé par des arbres. Aussi avons nous de quoi parfois largement douter de ce que l’on donne à croire aux citoyens. Dans leurs visions restreintes, ces intérêts ont avant tout besoin de l’acculturation de la société pour renforcer les profits d’intérêts privés au détriment du bien commun. Cela nous conduit à un gâchis inouï quand ces intérêts pourraient être dirigés à meilleur escient sans être perdants. On tombe ainsi dans une rationalisation de l’irrationnel tenu par des pragmatiques incapables d’être visionnaires.
Pas moins que les haros sur les coupes rases, le grand âge des arbres menacé d’extinction devrait être plus que jamais optimisé :
L’espérance de vie des arbres est soumise à l’érosion de sa longévité sous les intérêts humains bien plus que sous l’effet des changements climatiques, eux aussi d’incidence humaine.
Déjà l’âge décrété de coupes des arbres est généralement très en deçà des stades de dépérissement des arbres. 80/120 ans pour les chênes qu’on laissait aller jusqu’à 250/300 ans dans les futaies Colbert qui est un seuil anticipateur de dépérissement où l’arbre devient ensuite inexploitable. Aujourd’hui cette tolérance se fait appelée « îlots de vieillissement ». Appellation à ne surtout pas confondre avec les « îlots de senescence », surtout dans l’interprétation française revue et corrigée par les intérêts. L’acculturation est telle que les gens (parfois même les jeunes professionnels du bois et des espaces verts !) confondent l’âge d’exploitabilité des arbres avec l’espérance naturelle des arbres dont on oublie qu’elle peut être très largement supérieure.
Par ailleurs comme le dit le botaniste Francis Hallé, on circule bien mieux dans le sous-bois d’une forêt primaire alors que les stades de cicatrisation végétale, d’enfrichement ou de « parcelles en régénération » sont plus impénétrables. Comment ce type de paysage pourrait-il être plus avenant pour les promeneurs ? En forêt comme dans l’humain, la jeunesse est vide quand il n’y a plus de profondeur dans le grand âge. Qui a envie d’un monde comme celui-là ? En réalité les gens étouffent d’absence mais ne s’en aperçoivent pas. C’est le plus difficile à déclarer.
Aime-t-on réellement une forêt quand on ne sait même plus aimer le déroulé intégral du cycle des arbres ? Les peuples premiers respectaient leurs anciens comme des sages. Aujourd’hui notre société a des seniors que les familles parquent dans des maisons de retraites tandis qu’ils sont une charge. Les arbres sont vus pareillement. La sauvegarde des fins de cycle définit l’amour qu’on a ou pas des êtres vivants, et qui sait si ceux que l’on oublie d’aimer ne se dégradent pas plus vite à défaut de mourir plus vite ? Cela ne vient pas toujours par un rapport de causes à effets direct mais dans un climat global inducteur. Climat psychologique pour les humains. Climat météorologique pour les arbres… Ceux qui ont oublié l’ancien en toutes vies humaines, animales, végétales seront à leur tour oubliés quand ils seront vieux car ils n’auront plus aucune valeur fonctionnelle pour leurs semblables.
Une société où on cache la senescence, soit en la sécularisant, soit en l’abattant est une société malade d’hyper-fonctionnalité qui a perdu son âme. La façon de voir la forêt donne toujours le reflet de son être, ou de l’être d’une société. La maturité organique que l’on aime dans la nature reflète la maturité spirituelle dans l’humain tout comme l’absence de maturité organique n’a aucune importance pour l’absence de maturité psychologique en l’humain.
Être devant de très vieux arbres a un effet psychologique apaisant car l’être humain a besoin de sentir des paysages exemptés de la voracité de l’exploitabilité pour se retrouver lui même dans les repères fondamentaux de la vie et se réaccorder dans son équilibre psychique et mental. C’est déjà un privilège de s’en apercevoir car une masse énorme de gens se retrouvent aujourd’hui complètement perdue par le décentrement à trop exploiter/détruire/construire. On croirait que le monde professionnel est ravagé par ce syndrome de « surexploitons tout pendant qu’il en est encore temps avant que la société se lève où qu’une crise écologique majeure survienne ». Cette mentalité dite « rationnelle » est en réalité très mortifère dans les conséquences non-conscientisées de ses mobiles.
Sans arbres matures, sans arbres sénescents, voire dans certains contextes, sans chablis et chandelles, les paysages sont lessivés dans leur profondeur poétique. S’en suit que la société perd tous ses liens de réenracinement dans les paysages où elle vit ; surtout à une époque encore plus malmenée par une frénésie de spéculation foncière… Devant cette ambiance délétère, une folie indicible et une dépression latente s’emparent des gens car ils sont agressés dans les repères fondamentaux de vie qu’ils peinent même à reconnaître eux-mêmes !
Le temps entièrement déployé des rythmes et des cycles d’une forêt mature, ou mieux d’une forêt intégrale dans sa naturalité ,donne une matrice de rythmes et de cycles à la société lui permettant d’entretenir sa justesse de progrès dans la biosphère. Il est absolument nécessaire qu’on ait des paysages arborés à maturité pleinement permise aux abords des densités urbaines pour lester l’équilibre mental des populations, et il faut accompagner la conscience des populations à ce rappel. Cette population, devenue aujourd’hui zombie, a à revenir de très loin, et nous avons devoir de nous en inquiéter vivement ! Elle est toutefois inconsciemment réactive, car en dégradant la maturité des paysages arborés attenants aux grandes agglomérations, on précipite l’exode des bobos vers le mode rural et demain, les grandes villes verront en seul face à face une technocratie immergée dans des océans de populations immigrées vivant comme des déracinés dans des lieux déracinés, tandis que l’intelligentsia des pays aura décampé vers les campagnes. Covid et confinements ne peuvent être qu’un accélérateur du phénomène. Cela est la conséquence mécanique de la surdensification urbaine servant avant tout les profits privés des promoteurs et des spéculateurs sans vision civilisationnelle ainsi que de l’abus à couper du bois. Tous ces comportements professionnels font dangereusement fi des besoins réels en l’humain et vont nous conduire au chaos. Si nous ne jugulons pas ce phénomène, notre pays va vivre une crise sociale sans précédente de plus en plus ingérable. Donc préserver les vieux arbres et la naturalité des forêts fait parti d’un plan global civilisateur, à ceci prêt que trop de technocrates ont actuellement démissionné de leurs prérogatives civilisatrices au plus grand dam de notre destin commun.
S’immerger dans du temps organique plus grand que soi dans un âge des forêts qui a dépassé l’âge de coupe et l’âge le plus long dans le cycle des arbres, c’est avoir droit au bain d’intemporalité dans lequel une civilisation recentre ses valeurs existentielles. Autrement notre société est juste un bateau sans quille promis à la dérive des marchés, au risque de se perdre et de péricliter elle-même car aillant à jamais perdu ses repères fondamentaux de vie. Sans ce référentiel profond de forêts permises au déroulé intégral du cycle des arbres, nous pouvons voir notre société partir en décrochage du réel dans des excentrements économiques qui ne font plus sens. Or aujourd’hui on a justement une jeunesse qui souffre et des aînés en sidération. Dès lors, la société demande le plus expressément au monde professionnel et à leurs élus (sont-ils encore les nôtres ?) que leurs agissements retrouvent du sens et que leur vie ne soient pas vide d’essence. Il y a une urgence intempestive à retrouver les repères fondamentaux d’existence pour notre « reset » économique post-covid.
Les adultes qui ont le pouvoir décisionnel aujourd’hui pourraient même craindre une séniorphobie quand ils sortiront de la vie active, car la jeunesse qui va suivre n’aura pas beaucoup à les remercier pour leurs manquements éthiques. Aussi assurer une continuité de renouvellement dans la stabilité de maturité des forêts et des espaces arborés fait partie des initiatives de premières valeurs dans la passation entre les générations pour le bonheur de notre descendance et pour notre dignité de passeur.
Bernard Boisson